par Joris Willems, observateur électoral pour la commission épiscopale Justice et paix (JILAP)
En 2015 des élections ont finalement été organises en Haïti. Le processus
électoral, ayant accumulé 4 ans de retard sur l'agenda constitutionnel,
s'annonçait très difficile. Pas moins de 5 scrutins devaient être organisées en
parallèle. Le premier, réalisé le 9 août, fut entaché de violences et annulé
dans plusieurs circonscriptions. Au niveau national pas moins de 18 % des
procès verbaux (PV) ont été perdus. Si le deuxième scrutin, du 25 octobre,
s'est déroulé dans un calme relatif, des accusations d’irrégularités majeures
et de fraudes massives ont fini par forcer à la création d'une Commission
d’Évaluation Électorale Indépendante (CEEI).
Le rapport de la CEEI, certes rédigé avec une
acrobatie sémantique remarquable, est néanmoins clair sur certains
points : « Les témoignages recueillis sont unanimes à reconnaître que
les élections du 25 octobre 2015 étaient entachées d’irrégularités, et que
plusieurs candidats ont bénéficié de la part de leurs représentants aux [Bureaux
Votes (BV)] de ces irrégularités assimilables à des fraudes». La Commission
relève que seuls 8 % des PV ne présentent aucune des irrégularités graves
et que 46 % en présentent 3 ou plus.
Comme si de rien n’était, le troisième tour de scrutin – et deuxième tour
des présidentielles - est annoncé par
les autorités haïtiennes pour ce 24 janvier. Pour les amis
d’Haïti - c'est à dire la communauté internationale - c'est « un pas dans la bonne direction ». Le chef observateur adjoint de
l'UE, José Antonio De Gabriel s'est vu conforté par le rapport de la CEEI : “dans l'immense
majorité, comme nous l'avons prouvé lors de notre vérification, ce sont des
erreurs facilement interprétables à la lumière des PV eux-mêmes et qui parlent
parfois de fatigue, de manque de motivation ou de manque de formation”.
Minimiser les
irrégularités
La vérification
faite par la Mission d'Observation Électorale de l'Union Européenne (MOE UE) à
laquelle se réfère M. De Gabriel, analyse le traitement de 78 PV par le Bureau
du Contentieux Électoral National (BCEN). Suite au rapport de la MOE
UE on voit
qu'effectivement le BCEN a, dans certains cas du moins, été très sévère dans
son jugement des PV traités. Mais le rapport de l'UE montre aussi tout autre
chose : une permissivité extrême de la MOE UE par rapport aux
irrégularités constatées par le BCEN. Si pour le BCEN tous les PV devaient être
sanctionnés, pour l'UE seulement 3 PV présentent des indications de fraudes[1].
Le rapport de la
MOE UE est devenu une référence importante pour les protagonistes de
l'avancement du processus électoral. Le président Martelly et l'ambassadeur
Américain Peter Mulraen se réfèrent au rapport pour appuyer leur argumentaire
qu'ils n'ont « pas vu de preuves
des fraudes massives ». Regardons donc de plus près ce que la MOE UE décrit comme « des
erreurs facilement interprétables » en entrant dans le détail de leur
rapport[2].
Un peu de
bonne volonté
Commençons avec
les irrégularités qu'on pourrait considérer comme mineures. Ainsi on pourrait
dire que certaines ratures ont été le résultat d'une simple erreur humaine en
remplissant le PV. Le manque de zéros pour les candidats n'ayant pas obtenu de
voix paraît aussi « pardonnable ». L'absence d'un nom ou d'une
signature d'un MBV ou mandataire pourrait être accepté si d'autres
irrégularités ne sont pas constatés lors d'une vérification du PV et ses
documents supplémentaires (on y revient).
Pour d'autres
irrégularités on peut déterminer un seuil sur ce qui peut être attribué à des
erreurs humaines. Ainsi, une différence entre d'un côté les bulletins reçus à
l'ouverture et ceux restants à la fin de 3 paraît acceptable, comme le manque
de 2 signatures des électeurs dans la Liste Électorale Partielle (LEP). Ces
erreurs paraissent – avec un peu de bonne volonté – « pardonnables »
et le BCEN a sur ces cas été très sévère en les sanctionnant tous. Pourtant,
appliquant ces critères, on n'identifie que 27 cas « pardonnables »
ce qui est loin des 73 de la Mission de l'UE.
« Données
non-essentielles »
Tout d'abord il
est étrange de voir un organisme d'observation étranger déclarer que certains
données sont « non-essentielles » bien que le décret électoral exige
qu'elles figurent dans les PV.
Le nombre de
bulletins reçus a l'ouverture et ceux qui restent à la fermeture sont
effectivement essentielles pour un contrôle du PV et déterminer l'importance de
l'écart. On ne peut donc pas appeler ces données
« non-essentielles ».
Pour vérifier si
effectivement l'accusation grave de votes multiples par les mandataires
politiques est vraie, une accusation corroborée par de nombreuses observations
faites, deux données doivent être comparées. Selon le décret électoral chaque
électeur doit mettre son numéro de CIN (Carte d'Identification Nationale) et
signer la LEP, les mandataires votent en dehors de la LEP sur une liste
additionnelle. La différence entre la quantité d'électeurs ayant votés à
travers la LEP et les votes exprimés dans un BV, devrait donc correspondre à la
quantité de personnes ayant votés sur la liste additionnelle. Il va de soi que
ét la LEP ét cette liste additionnelle sont essentielles à cette vérification.
Pourtant, ni l'absence de la LEP, ni celle de la liste additionnelle pose un
problème pour la MOE UE. Remarquons que selon la CEEI la liste additionnelle
était absente dans 60 % (!) des PV vérifiés.
Dans d'autres
cas, contrairement aux prescrits du Conseil Électoral Provisoire (CEP),
des PV contiennent la preuve de la présence d'au moins deux mandataires d'un
même parti politique dans les BV, ou celle de la présence d'une organisation
d'observation qui avait été interdite parce qu'elle vendait ses accréditations. En fait,
aucune des deux infractions n'est suspecte pour la Mission de l'UE, même pas si
un même candidat avait été déclaré gagnant dans les BV respectifs avec près ou
plus de 50 % des votes.
Une autre
irrégularité sérieuse est l'absence d'un ou plusieurs des signatures des MBV.
Il est vrai que ceci peut être un oubli pardonnable, mais il peut y avoir des
raisons fondées aussi pour lequel un MBV ait décidé de ne pas signer. Cet
irrégularité devrait – selon nous – être un critère pour vérifier le PV et les
autres documents plus en détail. Dans un cas, non seulement deux des trois
signatures manquaient, mais également deux des trois CIN des MBV. La MOE UE n'y
voit pas un problème.
En conclusion
Il est clair que si pour la Mission de l'UE seulement 3 PV sur 76
montraient des indications de fraudes, elle a été très permissive dans
l'acceptation d'irrégularités sérieuses. L’impossibilité d'aller vérifier si
oui ou non des tentatives de fraudes ont été faites – du simple fait que des
documents et/ou données essentielles sont absents – semble suffire à la MOE UE
pour écarter l'éventualité de fraudes. Selon notre vérification pas moins de 25
PV auraient du être sanctionnés, 24 autres nécessitent des données
supplémentaires pour une vérification approfondie et seulement 27 auraient pu
être – avec un peu de bonne volonté – pardonnés. Certaines des mêmes
irrégularités que la MOE UE qualifie de simples erreurs humaines, ont
d'ailleurs été catégorisé « graves » par la CEEI. Paradoxalement, la
Mission semble voir dans ce dernier rapport la confirmation de leur propre
vérification.
Beaucoup de
questions s'imposent. L'une d'entre elles est de savoir si cette permissivité –
souvent extrême – par rapport aux irrégularités graves vient d'une mauvaise
compréhension du processus et du contexte, ou bien de l'intention de minimiser
des problèmes bien réels afin de boucler un processus électoral pourri.
Rappelons que selon la CEEI 46 % des PV montraient au moins 3 des
irrégularités graves. Pourquoi forcer ce processus à aller de l'avant tout en
sachant pertinemment que la légitimité des élus en souffrira ? A quoi bon
organiser encore des élections si même le candidat sorti deuxième de la course
à la présidence refuse de participer dans ces conditions ?
L'heure est plus
que venue pour nous, observateurs étrangers, d'arrêter d'agir comme les
cautions d'un processus électoral pourri et d'un CEP décrédibilisé qui veut
faire passer un président choisi par quelques uns, pour un président
élu. Élu par qui ?
[1] Notons
que parmi les 78 PV analyses par le BCEN, deux avaient déjà été mise a l’écart
par le Centre de Tabulation de Votes (CTV). Les 3 PV qui selon la MOE UE
contiennent des indications de fraudes, s'ajoutent a ces deux PV.
[2] Une
version plus détaillée de cet analyse est disponible sur: http://www.avec-papiers.be/Home/?p=2238
1 comment:
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